Bras droit de Christine Bouquin en tant que directeur général des services au Département du Doubs, Emmanuel Faivre vient de sortir un essai intitulé “Débloquer la France”. Pour tenter d’en finir avec la lourdeur du centralisme français. Interview.

En préambule de votre ouvrage, vous estimez que le sentiment de blocage de la France interpelle et inquiète les Français. Vous êtes vous-même inquiet ?
Emmanuel Faivre
: Oui je le suis et je suis d’autant plus à l’aise de le dire que je suis au cœur de la “machine” depuis plus de quinze ans et plus ça va, plus ce sentiment de blocage est grand. Je dirais que ça s’est franchement aggravé depuis une dizaine d’années et plus encore depuis cinq ans. Le premier problème, qui ne date pas d’hier, c’est le centralisme de notre pays. C’est de pire en pire, et non seulement ça ne s’arrange pas, mais on assiste à un vrai phénomène de recentralisation des décisions. Chaque dispositif est assorti d’injonctions venues de Paris. La loi est devenue beaucoup trop bavarde. Elle voudrait tout dire et au final, elle devient inapplicable.

Emmanuel Faivre, directeur général des services du Département du Doubs, publie “Débloquer la France, appel à fédéraliser les territoires” (édition Atlande).

Avez-vous un exemple concret ?
E.F.
: Une illustration très simple et récente au sein du Département : les 15 heures d’activité obligatoire pour les bénéficiaires du R.S.A. C’est une loi qui a été promulguée l’an dernier et nous n’avions au printemps toujours pas les décrets d’application. De notre côté, nous n’avions pas attendu la loi pour proposer aux personnes au R.S.A. des heures d’activité pour les aider à reprendre pied le plus rapidement possible. Le législateur fait une loi pour ça, comme si les acteurs de terrain n’étaient pas capables de le faire eux-mêmes sur les territoires. Sur le principe, les lois devraient juste donner l’objectif, aux collectivités ensuite de trouver les méthodes pour les appliquer.

Vous parlez de recentralisation. Qu’entendez-vous par là ?
E.F.
: Ce phénomène a sans doute commencé avec la loi N.O.T.R.E. Et ça n’a pas cessé depuis. Encore un exemple récent et qui a fait l’actualité des Départements : les enfants placés de l’A.S.E. (N.D.L.R. : Aide sociale à l’enfance). À Paris, le législateur est en train de repenser les normes d’encadrement des enfants et au final, il y aura tellement de mesures restrictives que nous serons obligés de fermer des places A.S.E. alors qu’il y aurait besoin d’en avoir plus. La bureaucratisation et l’augmentation incessante du nombre de normes qui s’empilent, sans d’ailleurs en remplacer d’autres, est devenue insupportable. Et pire : cette bureaucratisation finit par déresponsabiliser le local.

Autre exemple avec la loi 3DS de 2022 qui portait diverses mesures de simplification de l’action publique locale et grâce à laquelle les collectivités étaient censées pouvoir déroger à certaines règles nationales. Fin 2024, au Département du Doubs, on a demandé à déroger à une règle afin de pouvoir verser une prime à certains éducateurs. Nous n’avions jamais reçu de réponse de l’État. Du coup, on l’a quand même mise en œuvre cette prime, mais sans autorisation…

La réforme de la fiscalité locale n’a-t-elle pas renforcé ce sentiment de centralisme ?
E.F.
: Bien sûr. Le manque d’autonomie, notamment financière, avec la suppression de la taxe d’habitation pour les communes et de la taxe sur le foncier bâti au bénéfice des Départements, a été dramatique. Les collectivités vivent désormais des subventions de l’État. Et si l’État gérait bien, ça se saurait… Je vois un quatrième problème, c’est le manque de solidarité entre les territoires dans ce pays.

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Après ces constats, vous dessinez des solutions. Pour vous, le fédéralisme pourrait être une des clés de la solution ?
E.F.
: Pour combattre tous ces maux, oui, je pense que les idées fédérales que l’on voit à l’œuvre chez nos voisins proches que sont les Suisses et les Allemands, permettent une meilleure efficacité dans les rouages des collectivités. Seulement, la France a toujours été hermétique à ces idées fédérales, sans doute parce que ce système est trop méconnu ici.

Vous seriez donc un fédéraliste à l’image du régionaliste Jean-Philippe Allenbach qui prône la scission de la Bourgogne et de la Franche-Comté ?
E.F.
: Non, mon idée, ce n’est pas du tout la sécession et je n’appelle pas la France à devenir une fédération. Mais j’appelle à mieux fédérer les territoires, c’est beaucoup plus nuancé. Je pense qu’il faut un État fort sur toutes les questions régaliennes (sécurité, armée, Éducation nationale, justice…). Mais à l’échelle territoriale, je prône de vrais changements structurels.

Lesquels ?
E.F.
: Je supprimerais les grandes Régions. Non pas pour le plaisir de les supprimer, mais à part les transports, elles gèrent essentiellement les contrats avec l’État. Je propose que les communes, les intercommunalités et les Départements soient réunis en une même entité et que demain, la collectivité départementale soit une fédération des intercommunalités de son territoire. Le président de communauté de communes, qui serait élu au suffrage universel, deviendrait le conseiller départemental de son territoire et tout cela amènerait une bien meilleure solidarité entre les E.P.C.I. Je suggère aussi que les présidents des Départements soient automatiquement sénateurs car selon moi, le Sénat doit redevenir le vrai représentant des territoires, avec donc des sénateurs directement impliqués dans le fonctionnement de ces territoires. Je propose aussi qu’on garde les 25 grandes métropoles françaises, collectivités à part entière. Enfin, pour toutes les décisions qui concernent l’aménagement des territoires, le Sénat, et non plus l’Assemblée nationale, aurait le dernier mot. Dans ma vision, le maire qui garde un rôle central, serait un animateur de sa communauté villageoise, et aurait une autre attribution en tant que représentant de l’intercommunalité dans sa commune. Enfin, l’élection territoriale aurait lieu une fois tous les six ans, où seraient élus en même temps, les maires, les présidents de com’com au suffrage universel, ainsi que le Conseil départemental le même jour et, quelques jours plus tard, les sénateurs issus des Conseils départementaux. Tout cela redonnerait un vrai lien avec les citoyens.

Ces propositions, aussi argumentées qu’elles soient, ne relèvent pas de l’utopie ?
E.F.
: Oui, bien sûr, il faudrait une révolution institutionnelle pour changer le système actuel. Mais si j’ai écrit ce livre, aussi en tant que docteur en géographie des territoires, c’est pour que ces idées commencent à infuser auprès des associations d’élus, montrer à tous et en haut lieu qu’il y a sans doute une autre approche possible. Ce que je reproche aussi, c’est que depuis 10 ans, jamais l’avis du citoyen a été sollicité avant de prendre toutes ces mesures de recentralisation. Des mouvements éruptifs comme les Gilets jaunes, ou des exemples locaux comme la création de la communauté européenne d’Alsace sont sans doute des conséquences de ce manque de concertation.

La décentralisation amorcée au début des années quatre-vingt se solde donc par un échec selon vous ?
E.F.
: Jusque dans les années 2000, la décentralisation a bien fait son travail. Mais dès lors qu’on a commencé à enlever des moyens d’agir aux collectivités, cette décentralisation a été sacrifiée. Il faudrait une vraie révolution idéologique pour faire évoluer les choses. Sinon, j’ai bien peur que d’ici dix ans, la démocratie locale soit morte… Nous sommes je pense à la croisée des chemins. Une démocratie qui ne réfléchit plus à ses institutions court un grave danger. Que le fonctionnement de la France soit géré comme ça, par une centaine d’énarques qui ne représentent aucunement les territoires, et qu’à côté de cela il y ait 1 million de fonctionnaires territoriaux qui n’ont quasiment aucune influence, ce n’est vraiment pas la bonne direction. C’est comme si la France courait le 100 mètres avec un boulet au pied.