Enterrement de la Loue, mortalité piscicole, assec estival du Doubs, plan rivières karstiques… Régulièrement, la problématique de l’eau refait surface et engendre questions et angoisses. Daniel Gilbert, scientifique et professeur d’écologie, fait le point sur l’état des rivières et de la ressource en eau dans le département.

C’est à dire : Daniel Gilbert, vous êtes professeur d’écologie à l’Université de Franche-Comté, spécialiste des zones humides, notamment des tourbières. Quel regard, en tant que scientifique, portez-vous sur l’évolution de la ressource en eau dans le département ?
Daniel Gilbert : Globalement, il y a un problème physique d’écoulement des eaux, un problème chimique de pollution des eaux toxiques et de pollution des eaux d'éléments nutritifs, et un problème biologique avec des organismes qui meurent et sont éventuellement remplacés par des espèces invasives. Le point crucial, le plus important, concerne la vitesse de l’écoulement des eaux. C’est la face cachée du cycle de l’eau. La nature a besoin d’eau, elle fait tout ce qu’elle peut pour retenir l’eau. Il faut que l’écoulement de l’eau soit le plus lent possible pour maintenir la vie. Trop d’eau n’est pas gênant pour la nature, plus d’eau, c’est la mort. La nature est créée pour retenir l’eau. Que fait l’homme ? Quand l’eau tombe, il fait tout pour qu’elle parte le plus vite possible à la mer. L’eau en serpentant va aller trois fois moins vite, par exemple. Résultat : quand les pluies sont de plus en plus fortes, on accélère le cycle de l’eau. Quand on se rapproche de la mer, on arrive à des inondations gigantesques. Il y a ce qu’on appelle l’aléa climatique, il va pleuvoir de plus en plus fort. On n’y peut plus grand-chose malheureusement. Et puis, il y a ce qu’on appelle la vulnérabilité : on n’est pas du tout adapté à ce changement climatique. Depuis les années 1970, on a détruit les paysages hydriques français, on a détruit la capacité des paysages français à retenir l’eau. Donc quand il pleut, il y a des inondations, quand il ne pleut plus, il y a des sécheresses. Il faut mettre en place une réflexion sur la rétention d’eau dans les sols et les zones humides. Attention, la rétention d’eau, ce n’est pas les mégabassines. L’essentiel des eaux se trouve dans les sols et les zones humides.

Daniel Gilbert est professeur d’écologie à l’Université Marie et Louis Pasteur à Besançon.

Càd : Vous avez participé à Ornans, à un débat organisé le samedi 22 mars à l’occasion de la manifestation L’enterrement de la Loue pour alerter sur la mortalité piscicole. Quel est l’état de nos deux rivières emblématiques, la Loue et le Doubs ?
D.G. : La Loue, au départ, est en bien meilleur état que le Doubs. Elle est moins affectée par les activités humaines et les apports industriels. Mais la Loue est une rivière très emblématique en Europe pour sa richesse piscicole. Mais c’est une rivière qui est obèse. L’eau est polluée avec des contaminants toxiques (des molécules, des hydrocarbures, ce qu’on utilise dans nos maisons, les métaux). Et il y a les éléments nutritifs. Les végétaux ont besoin de trouver un engrais, de l’azote et du phosphore. Cet engrais peut être chimique ou organique. Toutes les plantes en ont besoin mais s’il y en a trop, il y a eutrophisation. Comme la production agricole est plus intensive qu’avant, il y a plus de déjections de vaches, plus de fourrage, plus d’engrais chimique. Ça fait pousser les végétaux mais il y a des pertes. Une partie de cette nourriture pour plantes déborde et se retrouve dans le cours d’eau, comme l’eau de pluie part trop facilement dans les rivières. Or, la Loue est une rivière avec peu d’éléments nutritifs naturellement, elle a une eau claire, oxygénée. Le fond devrait être relativement clair mais les sédiments se gavent d’azote. C’est un phénomène progressif depuis les années 60-70. Le système biologique en quelque sorte vomit. Il y a tellement de pollution organique que les poissons tombent malades et meurent. Quand on voit la mortalité piscicole, ça fait longtemps que c’est trop tard. On ne peut pas enlever du jour au lendemain les éléments nutritifs. Il faut des décennies pour revenir à un état écologique normal. C’est dur pour les agriculteurs, ils font des efforts, mais ils ne verront les résultats que dans 10-15 ans.

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Càd : Le Doubs est-il dans la même situation ?
D.G. : Le Doubs a la même problématique voire pire, il est en bien plus mauvais état. Globalement, les rivières comtoises sont en mauvais état. Il n’y a pratiquement plus de rivières en bon état en Franche-Comté. Elles le sont plutôt dans le Jura en altitude. Ou par exemple, l’Ognon dans sa partie vosgienne. Les rivières se dégradent parce que les paysages hydriques sont abîmés. Les paysages hydriques ont aussi la faculté, quand l’eau s’écoule lentement, d’épurer avant d’arriver à la rivière. C’est le double effet Kiss cool : quand on a un système d’écoulement des eaux en bonne santé à l’échelle du paysage, on a à la fois une régulation du débit et une auto-épuration qui fait que les rivières sont en meilleur état. La reconstruction des paysages hydriques va prendre des dizaines d’années. Mais c’est une question de survie, ce n’est pas une question de oh, c’est mignon pour les écologistes. Soit on est capables de remettre en état le paysage hydrique, soit tout le monde le paiera cash.

Càd : Qu’entendez-vous exactement par paysage hydrique ?
D.G. : C’est tout : le cours d’eau, la forêt, les cultures. Quand il pleut beaucoup et que vous passez dans un champ labouré, l’eau forme une énorme rigole. Avant, c’était une petite zone humide avec un ruisseau temporaire. Tous ces systèmes-là sont ultra-importants dans le fonctionnement général de l’eau. S’il y a une petite pollution, et que ça passe dans le ruisseau temporaire, ça épure. On a détruit tout ça. Quand il pleut, ça part à la rivière très vite alors que ça devrait être retenu. Dans notre système agricole, c’est une gêne, ça coûte de l’argent.

Càd : Quel levier avons-nous ?
D.G. : C’est un problème global qui ne peut être traité que globalement à l’échelle du territoire. Attention, l’essentiel de l’eau n’est pas celle que vous pouvez mettre dans un verre. L’essentiel de l’eau, c’est l’eau verte, celle qui humidifie les sols, qui se trouve dans les zones humides, dans les plantes. On ne peut pas la toucher. Par exemple, quand on soulève une pierre, on voit que c’est un peu humide même en plein été, c’est de l’eau verte. Et c’est l’eau, de loin, la plus importante. Tant qu’on ne s’occupera pas de l’eau verte, l’eau bleue aura des problèmes et on en aura de moins en moins. Le problème de l’eau, c’est la chaleur et le vent, pas la pluie. Plus il fait chaud, plus l’eau s’évapore, moins elle arrivera à la rivière. C’est la raison pour laquelle le Doubs ne coule plus régulièrement en été. Non pas parce que le Doubs aurait un problème magique à un endroit donné mais parce que l’eau verte tout autour de la rivière sur des kilomètres devrait rester et s’écouler dans la rivière, ce qui fait qu’il y avait de l’eau. Elle s’évapore avant même d’arriver dans le cours d’eau parce qu’il fait plus chaud. Le karst a toujours été là et avant, il y avait de l’eau. La chaleur évapore de façon très marquée les paysages parce qu’il fait plus chaud et parce qu’on a des pratiques culturales qui défavorisent la rétention d’eau. On va très rapidement vers un problème d’eau en France. Et dans le massif jurassien, c’est pire puisque le karst ne garde pas l’eau. Si on ne diminue pas la vulnérabilité de nos paysages à la perte d’eau, il n’y aura plus d’eau dans nos rivières. Et moins il y a d’eau, plus elle est de mauvaise qualité car on concentre les polluants.

Càd : Quelles solutions à notre échelle ?
D.G. : Ce que les agriculteurs sont en train de faire : diminuer la charge bovine. Il faut restaurer les zones humides partout où on peut le faire, ralentir le cours d’eau par le reméandrement. Dans le Haut-Doubs, réinstaurer les haies pour couper le vent qui assèche. Les haies font partie de la reconstruction du paysage hydrique. Il faut absolument reconstruire ces paysages hydriques. On perd un peu d’argent en le faisant immédiatement mais on en gagne beaucoup dans le futur. C’est qui est terrifiant, c’est de voir des élus nationaux qui aggravent le problème, on va vers de très grandes catastrophes de l’eau parce qu’on est incapable d’aller dans le bon sens nationalement, pire, on l’aggrave (N.D.L.R. : des sénateurs ont déposé une proposition de loi en octobre 2024 qui va affaiblir la protection juridique, lever certaines contraintes réglementaires des zones humides, notamment celles qui ne sont plus en mesure de remplir leurs fonctions spécifiques essentielles. Cette proposition de loi vise à faciliter les extensions de bâtiments agricoles, et les projets d’aménagements de collectivités). Cette loi d’une stupidité sans nom va accélérer la destruction des zones humides. C’est un suicide. Cela va créer des problèmes d’irrigation, de sécheresse, d’eau potable dans le futur. Les zones humides sont une assurance vie pour le futur.

Càd : Au niveau local, néanmoins, plusieurs actions sont menées avec notamment le Plan Rivières karstiques (voir ci-contre), les aides de l’Agence de l’eau, le reméandrement de ruisseaux comme celui de la Tanche à Morteau ou de la Rêverotte, la restauration des tourbières dans le Haut-Doubs, que vous connaissez bien avec notamment le Programme européen Life Climat tourbières.
D.G. : Je suis moins inquiet au niveau local. Les Agences de l’eau sont une des inventions les plus intelligentes en France. On a été les premiers à penser à l’échelle du bassin. Les préfets prennent conscience que ce sont eux qui devront régler les crises de l’eau et des pollutions. Quant aux tourbières, si on les restaure, on arrête d’émettre du carbone. 5 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales sont causées par des tourbières non restaurées, plus que le trafic aérien mondial. Il n’y a aucun endroit en France où on a autant restauré qu’à Frasne avec un programme ambitieux, coordonné qui pense le système globalement. À la fois la restauration de la tourbière, le reméandrement des cours d’eau, le développement de nouvelles techniques, etc. C’est un écosystème de restauration unique de cette ampleur-là pour les tourbières de montagne. Les tourbières vont permettre de garder de l’eau dans le Haut-Doubs à une période de réchauffement climatique catastrophique, elles vont sauver l’alimentation en eau potable dans les années à venir. Il est absolument indispensable de continuer, même d’accélérer les restaurations des zones humides. C’est une question de vie ou de mort. Malheureusement, on a des personnes politiques nationales qui ne comprennent pas ça. En termes d’environnement, on a 25 ans de retard. Il y a 25 ans, les connaissances étaient très largement solides pour qu’on agisse. Avant, les politiques écoutaient un peu les scientifiques. Aujourd’hui, ils font surtout le contraire de ce que les scientifiques prouvent.