Le fondateur et dirigeant de Médiapart a fait de l’extrême droite un de ses thèmes de prédilection. C’est notamment de ce sujet qu’il est venu débattre à Morteau le 8 novembre à l’invitation d’un collectif citoyen. La salle des fêtes a fait le plein pour l’occasion. La conférence était suivie d’un débat avec le public. Une soirée riche. Nous avions rencontré Edwy Plenel quelque temps avant pour l’interroger sur la situation actuelle.

C’est à dire : On ne peut pas éviter d’évoquer pour commencer les deux questions d’actualité, mêlées ou pas, de l’attaque du Hamas et de la riposte d’Israël, et du meurtre de ce professeur à Arras. Quelles répercussions sur l’opinion française pourront avoir ces événements tragiques ?
Edwy Plenel : Je ne prédis pas l’avenir. Dans notre métier de journaliste, on ne doit pas faire de pronostics. Notre métier est de traiter le présent et être disposé à accueillir ce genre d’événements imprévisibles ou dramatiques. Mais ces deux événements ne sont pas de même nature. Le premier est le énième rebondissement d’un conflit qui n’en finit pas depuis 75 ans et qui risque d’entraîner le monde dans un abîme. Sur ce point, il n’y a qu’une seule éthique, qu’une seule morale à mettre en avant, c’est celle de la déclaration universelle des Droits de l’Homme qui a accompagné la création d’un État d’Israël au sortir de la guerre en raison des crimes commis en Europe à l’encontre du peuple juif et, à travers lui, contre l’humanité tout entière. Nous avons donc voulu réparer une faute, mais sans nous occuper de l’injustice qui était créée en réparant cette faute, c’est-à-dire sans donner aux Palestiniens le droit d’avoir également un État. L’État d’Israël et sa sécurité sont entièrement légitimes mais les droits des Palestiniens d’avoir une terre le sont tout autant. C’est cette question d’égalité à laquelle nous n’avons jamais répondu, nous la communauté internationale, qui continue à produire tous ces monstres comme cette récente attaque terroriste du Hamas qui est un crime monstrueux.

Le journaliste Edwy Plenel a débattu pendant plus de 2 heures à Morteau le 8 novembre devant une salle des fêtes comble.

Càd : Il s’agit donc bien de terrorisme ?
E.P. : Il n’y a pas de débat là-dessus. La population de Gaza, elle, ne considère pas le Hamas comme n’étant pas une organisation légitime, c’est la nuance, et il faut essayer quand on est journaliste de tenir cette ligne de crête, une ligne éthique et morale. Il faut expliquer que la qualification d’organisation terroriste du Hamas fait l’objet d’un débat international. Le Hamas n’est pas assimilable à Daech, c’est aussi un mouvement politique et social, d’ailleurs soutenu et financé par le Qatar qui est accueilli en France les bras ouverts ! Le Hamas a certes commis des actes terroristes, mais qualifier l’ensemble de l’organisation comme terroriste, c’est ne pas voir et ne pas comprendre la nature complète de cette organisation. Il y a une chose à éviter absolument, c’est l’amalgame et les raccourcis qui risqueraient de nous faire entrer dans une guerre des mondes qui serait fatale.

Càd : Des pays occidentaux se tromperaient donc dans leur jugement ?
E.P. : On l’a bien constaté après le 11 septembre 2001 : les États-Unis sont entrés dans une guerre des mondes qui n’a fait que produire le pire. Pire que Ben Laden avec la création de Daech, et l’écroulement de pays comme l’Irak ou la Syrie. Il ne faut pas barguigner pour condamner tout crime terroriste et de guerre contre des civils, évidemment, mais il ne faut surtout pas ajouter de la passion à la passion, on voit où cela conduit.

Càd : Les tergiversations d’une partie de la France Insoumise sur ce sujet vous choquent-elles ?
E.P. : Le débat politique français n’est vraiment pas à la hauteur de la situation et de sa gravité. Je ne veux pas rentrer dans le ridicule de cette polémique nationale qui entraîne l’ancienne droite républicaine et de la gauche issue du socialisme à adopter une posture qui ne fait que le lit de l’extrême droite.

Càd : L.F.I. ne s’est pas disqualifié à vos yeux ?
E.P. : L.F.I. fait partie de ces courants politiques et intellectuels qui défendent les principes contenus dans ce qui fondent nos valeurs, à savoir la déclaration des Droits de l’Homme française de 1789, universelle de 1948, basées sur l’égalité des droits. D’autres courants, ceux d’extrême droite notamment, prétendent l’inverse, c’est-à-dire qu’il y a des civilisations, des religions supérieures à d’autres. Ce suprémacisme identitaire est d’ailleurs présent dans de nombreux pays comme aux États-Unis avec M. Trump, c’est aussi le cas de M. Poutine en Russie, du Premier ministre indien également, de dirigeants fondamentalistes comme en Iran. Ce refus de la pluralité est ce qui permet à l’extrême droite de s’imposer et de progresser. On ne peut pas comparer les partis qu’on qualifie d’extrême gauche à ceux de l’extrême droite. Et cette digue, elle n’est hélas plus tenue correctement par les forces démocratiques. René Cassin, qui est le père de la déclaration universelle des Droits de l’Homme devant les Nations Unies en 1948, avait bien compris qu’on ne pouvait pas faire confiance aux Nations qui se revendiquent d’un seul peuple, d’une seule identité, et qu’il était nécessaire d’avoir des droits fondamentaux au-dessus des États.

Càd : Depuis quand cette digue que vous évoquez a commencé à s’ébrécher ?
E.P. : Depuis Nicolas Sarkozy quand il a voulu créer un ministère de l’immigration et de l’identité nationale. En faisant cela, il a lié la question du rapport au monde, à l’autre, à l’étranger, à la question de l’identité en instillant donc que l’idée de l’identité serait à racine unique. Personnellement, je suis un Breton d’outre-mer, né d’un père catholique et d’une mère protestante, j’ai grandi en Martinique puis en Algérie, je suis le père d’une fille juive par l’histoire de sa mère, j’ai une culture française et une histoire française, mais cette histoire est faite du monde. Si on rentre dans ces considérations, on donne la main à ceux qui pensent que l’identité est liée au sol et au sang. C’est faire entrer un renard dans le poulailler, le poison dans la soupe.

Càd : Les présidents suivants n’ont pas su consolider cette digue ?
E.P. : Sous la présidence de François Hollande, on a ressorti cette idée de déchéance de nationalité comme si elle était une protection, et depuis ce récent attentat d’Arras, on va durcir les conditions pour les migrants. On s’apprête à discuter de la 29ème loi sur l’immigration en 40 ans : est-ce qu’une seule de ces lois a résolu nos urgences sociales et démocratiques, voire écologiques ? Est-ce que c’est cette question que les Français souhaitent vraiment qu’on traite ? Quand il y a un grand mouvement qui vient du bas comme les Gilets jaunes, ou du haut sur la question des retraites avec les organisations syndicales, entend-on parler des questions d’immigration ? La question de l’autre est une diversion qui ne sert qu’à éviter de faire face aux vraies questions, celles des fins de mois, de l’égalité, des retraites… Tous ceux qui en ajoutent dans la surenchère commettent des manquements. Au risque de surprendre, je suis nostalgique d’une droite républicaine incarnée par exemple par Dominique de Villepin qui savait éviter tous les amalgames.

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Càd : Ces questions d’immigration qui nourrissent l’extrême droite, vous les évacuez alors ?
E.P. : Non, je dis juste qu’elles ne font qu’attiser les haines. Je rappelle que le fascisme italien et le nazisme sont arrivés par un vote, pas par un coup d’État. Je sais que si le R.N. se retrouvait à posséder ce pouvoir incommensurable que confère la Vème République, on s’apprêterait à vivre des temps difficiles. Nous sommes dans une République où le pouvoir d’un seul peut s’imposer à la volonté de tous. Et sur ce point, rien ne s’est amélioré, au contraire depuis François Mitterrand qui a encore accru les pouvoirs du président. Emmanuel Macron n’a fait jusqu’ici que montrer cet absolutisme présidentiel. Si le R.N. gagnait un jour, il aurait tous les leviers de l’État à sa disposition. Les responsables de cette situation sont les forces politiques démocratiques qui font la courte échelle à l’extrême droite.

Càd : Vous n’avez pas répondu précisément sur L.F.I., un parti que les Français considèrent aujourd’hui plus dangereux que le R.N. L.F.I. n’est en aucun cas à comparer avec le R.N. ?
E.P. : L.F.I. est une organisation qui a été trop marquée ces derniers temps par une forme d’absolutisme de son chef, c’est indéniable. Mais son idéologie n’est pas la même du tout. C’est un parti qui est dans le camp de l’égalité. En même temps, quand on promeut une république démocratique, on doit également être plus démocratique au sein de son parti, ce qui n’est pas tout à fait le cas de M. Mélenchon qui se comporte en petit émir caché. Mais la méthode qui consiste à mettre à égalité l’extrême gauche et l’extrême droite est la meilleure façon de faire monter l’extrême droite. Faire passer M. Mélenchon pour un illuminé d’extrême gauche, c’est créer un faux équilibre. Pareillement, comparer le communisme au nazisme en poids de cadavres n’est pas la bonne méthode. On n’a jamais entendu de retours critiques d’anciens cadres du fascisme, une idéologie basée sur la haine de l’Homme, alors que le communisme a eu des opposants radicaux venus de son camp et des autocritiques de ses anciens militants.

Càd : Selon vous, le R.N. d’aujourd’hui n’est pas plus fréquentable que le F.N. d’hier ?
E.P. : Les forces d’extrême droite savent se rendre fréquentables comme Mme Melloni en Italie, mais là-bas on est dans un régime parlementaire, c’est-à-dire moins à risque que notre régime présidentiel. En France, Marine LePen continue à entretenir des relations avec ses copains de l’ex-G.U.D. qui ne font pas moins que de véhiculer des références nostalgiques au nazisme. Tout le thème de mon dernier livre est de tenter d’expliquer que les pires dangers viennent juste par les mots, par la banalisation de concepts comme l’identité nationale qui n’est que le cheval de Troie pour détruire nos principes d’égalité et de droits. Or, l’égalité est le moteur de l’émancipation humaine. C’est avec la question de l’immigré qu’on va fonder l’idée que certains n’ont pas de droits universels.

Càd : Les réseaux sociaux, les chaînes d’information en continu, ont-ils tué l’information juste et le sens de la mesure et du débat ?
E.P. : Je ne diabolise pas les réseaux sociaux où il y a le pire et le meilleur. Je pense plutôt au danger que représentent leurs propriétaires, comme M. Musk qui est un suprémaciste blanc et antisémite. Quant aux chaînes d’info ou aux médias de masse, il n’est pas tolérable qu’ils deviennent, à l’image de CNews ou d’Europe 1, des médias d’opinion.

Càd : Médiapart est bien un média d'opinion !
E.P. : Non, c’est un média d’information, connu pour ses révélations d’intérêt public, dont le seul engagement éditorial est de radicalité démocratique. Par ailleurs, Médiapart est un média en ligne, payant, auxquels s’abonnent ceux qui le veulent bien. Ce n’est pas un média de masse gratuitement et facilement accessible. C’est toute la différence. Et si on laisse faire, on peut aboutir à des situations dramatiques comme ce fut le cas au Rwanda avec la Radio 1 000 collines : c’est par elle que s’est fait le génocide, c’est par elle que les Rwandais ont vu tout à coup leurs voisins comme des non-humains à éliminer. Tout cela ne s’est produit que par des mots. J’estime que l’A.R.C.O.M. ne fait pas son travail dans le monde des médias. Dans la Constitution française, l’égalité est un principe et le racisme n’est pas une opinion, mais un délit. Une chaîne comme CNews viole les valeurs fondamentales de la démocratie. La campagne de M. Zemmour largement relayée par cette chaîne a permis de légitimer l’idéologie de l’extrême droite. Un espace public démocratique est un espace où on fait en sorte que le débat soit ouvert, pour ou contre, et pas la guerre de tous contre tous. C’est ce que nous, journalistes, sur la base de la loi sur la presse de 1881, devons toujours continuer à défendre : que dans le débat, il y ait d’abord des informations. Réduire le débat public à l’affrontement des opinions est particulièrement dangereux


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